« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné
dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de
souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous
les poisons, pour n’en garder que les quintessences. »

Lettre à Paul Demeny (lettre dite « du voyant »), Charleville, 15 mai 1871, Œuvres complètes, édition établie par André Guyaux, « La Pléiade », 2009, p. 342.

Ces propos qu’Arthur Rimbaud écrit de Charleville-Mézières le 15 mai 1871, à dix-sept ans, s’adressent à son confident et ami Paul Demeny. En quelques mots, le poète donne à percevoir son génie et sa puissance créatrice. Il a déjà compris que l’acte de créer était d’une folle exigence : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il la doit cultiver », écrit-il dans cette même lettre.

Pendant quatre ans, Arthur Rimbaud va laisser éclater son âme avec les mots qu’il porte en lui, mots avides de vérité, de sens, d’images, d’associations de couleurs et de sons, dans un jaillissement du verbe et un éblouissement d’idées. « Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! […] Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant », continue-t-il.

En 1875, Rimbaud se retire dans le silence. Il aura écrit tout ce qu’il pouvait ou voulait dire. Sa fulgurance d’écriture, sa pulsion de vie tantôt joyeuse tantôt sauvage, sa perception des bouleversements du monde, laisseront une œuvre visionnaire, d’une époustouflante modernité. Lire Rimbaud, c’est accepter d’« arriver à l’inconnu », c’est saisir «l’intelligence de ses visions 1 », se laisser porter par les mots, par les émerveillements qu’ils provoquent, les illuminations qu’ils éveillent, les rêves qu’ils suggèrent.

Ces images qu’allument chaque poème ou fragment de poème, nous avons à les développer et à les laisser grandir en nous, nous envahir, nous subjuguer, car elles donnent corps au poème, ce sont elles qui font que l’on est porté, transporté, tous nos sens en éveil dans les mots de Rimbaud, comme autant de galets qui s’entrechoquent sur la plage quand la mer se retire, créant une musique de vie et de mort à la fois.

Cette musique, nous avons voulu la retranscrire par la peinture d’artistes européens au tournant du XXe siècle qui entrent en dialogue et en résonance vive avec la poésie de Rimbaud : artistes qui, jusqu’à cinquante ans après Rimbaud, vont inventer un langage nouveau, exprimant ce que le poète avait anticipé.

On voit ainsi combien le poète est précurseur : réflexion sur la forme fixe, découverte de l’inconnu, exploration sans concession du territoire intérieur, de la sexualité, expression de l’absolu et de l’impossibilité de le dire, fracas du sens. L’image est parallèle à la poésie. Toutes deux accompagnent l’Histoire. Elles sont conscience de l’Histoire.

Poésies, Une saison en enfer, Illuminations. Donner à voir et à lire Rimbaud autrement. Loin des exégèses nombreuses et des multiples tentatives d’explication du poète et de l’œuvre. Saisir le poème dans sa globalité, d’un seul coup d’œil, comme une peinture. Restituer la vibration du langage, ce « mouvement affolé du sismographe 2 » si propre à la poésie rimbaldienne. Ramener les mots à leur « degré zéro 3 » dans des images scintillantes. Dire la nature en mouvement par des éclats de couleur : les verts de son adolescence, les rouges et les noirs des périodes sombres, le bleu inattendu, l’or, les astres, la lumière, les pierres précieuses, tout ce qui brille, autant d’imprégnations incandescentes de sa poésie. Le feu aussi, celui de Prométhée pour Le Bateau ivre, celui des flammes dans Une saison en enfer et des visions hallucinées ou oniriques des Illuminations.
Les choix iconographiques nous ont conduits vers des œuvres à la beauté solaire, où la lumière révèle les couleurs, les matières, les bruissements d’un univers réel ou imaginaire en correspondance avec les textes de Rimbaud. Peintres
de l’impressionnisme, du futurisme, de l’expressionnisme, de l’abstraction, ils sont ici avant tout « peintres de la lumière » : lumière d’un univers infernal ou onirique, lumière qui donne à voir, à ressentir le cœur éclaté d’une poésie, à traduire les sensations, les frémissements, les élans passionnés d’une œuvre en perpétuelle création.

La lecture de nombreux spécialistes de Rimbaud a aussi guidé nos choix picturaux.

En éclairant cette œuvre complexe, elle nous a permis, à notre tour, d’éclairer les poèmes dans un dialogue saisissant et audacieux, où chaque œuvre choisie part d’une intuition, d’une fulgurance, confirmées par la réflexion et l’étude.
Stéphane Barsacq s’est émerveillé de ce regard croisé sur la poésie de Rimbaud 4. Dans sa préface, « L’un et l’autre Rimbaud », il explore, par une analyse minutieuse et approfondie, quelques-unes des facettes du génie de cet immense poète, donnant ainsi plus de vie aux correspondances avec les peintures choisies. Et de préciser au lecteur : « L’un des traits distinctifs de Rimbaud est son électricité. Cet ouvrage se présente comme une suite de lignes à très hautes tensions. Le courant le plus électrique, mais aussi le plus électrisant, passe à merveille. Avec toute sa fraîcheur. Sa nouveauté. »

La poésie de Rimbaud nous enchante, elle nous emmène haut et loin, là où la peinture devient poème, où le poème devient peinture.

Diane de Selliers

1. Lettre à Paul Demeny (lettre dite « du voyant »), Charleville, 15 mai 1871, Œuvres complètes, édition établie par André Guyaux, « La Pléiade », 2009, p. 342.
2. Ibid.
3. Dominique Noguez, Les Trois Rimbaud, Les Éditions de Minuit, 1986.
4. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Éditions du Seuil, 1953.
5. Stéphane Barsacq est l’auteur de Rimbaud, celui-là qui créera Dieu, Éditions du Seuil, 2014.