Don Quichotte Garouste

 

Du 7 septembre 2022 au 2 janvier 2023, le centre Pompidou consacre une grande rétrospective à Gérard Garouste, l’un des plus importants peintres contemporains français, adepte depuis 50 ans d’une figuration sans concession. Aux côtés de 120 tableaux majeurs, souvent de très grand format, l’exposition donne également une place à l’installation, à la sculpture et… au livre ! Car en 1998 les Éditions Diane de Selliers publient un spectaculaire coffret Don Quichotte regroupant deux tomes illustrés de 150 gouaches de l’artiste, dont 14 sont actuellement exposées au centre Pompidou.

Gérard Garouste, né en 1946, est un « intranquille ». C’est le titre de son autobiographie écrite avec Judith Perrignon et publiée en 2009, avec comme sous-titre : Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou. On y découvre à quel point sa vie – sous le signe de l’étude mais aussi de la folie – et son œuvre se nourrissent l’une l’autre en un dialogue ininterrompu.

Diagnostiqué maniaco-dépressif puis bipolaire, le peintre, familier des hôpitaux psychiatriques, se trouve longtemps empêtré par cette folie qui l’a empêché de créer : « J’ai perdu 10 ans de ma vie sans peindre » écrit-il. Son travail tient à la fois d’une autoanalyse et d’une capacité à se réinventer au gré de multiples travestissements et métamorphoses.

La réponse de Garouste à la dépression qui le guette et au spectre d’un père antisémite et violent est d’abord passée par la voie de l’étude des textes de la tradition juive. Dès les années 90, il suit des conférences de Philippe Haddad, puis de Marc-Alain Ouaknin, se convertit au judaïsme et entame une havrouta, méthode rabbinique traditionnelle pour l’étude du Talmud, dans laquelle deux élèves analysent, commentent et débattent un texte partagé. Pour lui, l’exégèse est avant tout un jeu intellectuel stimulant et joyeux : le mot et la lettre en hébreu sont d’inépuisables réservoirs d’interprétations et Garouste se délecte des innombrables associations qu’ils offrent à sa peinture.

Don Quichotte par Gérard Garouste
Don Quichotte Gerard Garouste

C’est lors d’une conférence de Marc-Alain Ouaknin que l’artiste découvre l’hypothèse selon laquelle Cervantès aurait été un marrane, c’est-à-dire un Juif d’Espagne ou du Portugal converti de force au christianisme et pratiquant en secret sa religion. Dès lors, Don Quichotte – dont le personnage principal, chevalier fou, anachronique et attachant est déjà une figure importante pour l’artiste, « un allié » dit-il – peut être intégralement décrypté à la lumière de l’exégèse biblique juive. Il en parle ainsi dans son autobiographie :

« J’ai entendu [dans Don Quichotte] l’écho de mes questions. Ce chevalier errant, fou de romans de chevalerie totalement démodés, se fiche d’être de son temps, il joue avec son époque, le passé, le présent, le déjà-vu qui pourtant étonne, j’y ai reconnu mon défi à la peinture. Il fuit les archers de l’Inquisition, combat les chimères, les moulins à vent (…). Il cache des vérités profondes derrière la déraison et l’humour, il voit sa Dulcinée là où personne d’autre ne la voit, c’est la puissance du fou, car l’amour est folie. Il est devenu mon allié, il m’a procuré une profonde jouissance. Et lorsqu’au fil des lectures et des séminaires, on me fit entendre parmi les détails et les personnages une voix de marrane, un Juif niché entre les lignes de Cervantès, je jubilais. Ce chef-d’œuvre de la littérature, par tous commenté et célébré, cachait un autre monde. Tout cela devait finir en peinture. »

C’est à ce moment précis que les chemins de Gérard Garouste et Diane de Selliers se rencontrent.

Dans son autobiographie d’éditrice, Et ainsi le désir me mène, Diane de Selliers raconte qu’elle avait la volonté de publier Don Quichotte depuis plusieurs années, sans pour autant trouver d’illustration adéquate. Au printemps 1996, alors qu’elle finalise l’édition de La Divine Comédie de Dante, elle reçoit un coup de téléphone de Garouste :

« Il cherchait un exemplaire de l’édition de Don Quichotte de 1606 pour le premier livre, et de 1616 pour le deuxième livre qui raconte la suite des aventures du héros. (…) Je n’étais ni hispaniste, ni bibliothécaire, ni conservatrice de musée, mais comme je m’étais intéressée au roman, lui dis-je, je pourrais peut-être l’aider. Gérard Garouste suggéra que l’illustrateur pour mon édition de Don Quichotte pourrait être lui-même. Interdite, un « Pourquoi pas ? » spontané fusa. Je précisai, dans un même élan que j’étais un éditeur très exigeant. Il me répondit qu’il était un artiste très capricieux. Et moi d’enchaîner toute joyeuse : « Alors nous pourrions nous entendre ! »

Garouste s’engage alors pendant deux ans dans un tête à tête quotidien avec le célèbre hidalgo. Il ne se contente pas d’un travail d’illustration, mais fait véritablement œuvre d’exégète, creusant dans les profondeurs du texte de Cervantès pour en faire jaillir sa propre interprétation. Il dépeint, à travers 150 gouaches aux couleurs vives et aux dimensions du livre, un Don Quichotte marrane qui, sous le couvert d’un texte picaresque plein d’humour, cache ses secrets face au joug de l’Inquisition. Concernant la peinture en elle-même, elle représentait pour l’artiste un défi : face à ce totem de la littérature, Garouste raconte qu’il n’a cherché « ni la prouesse ni la séduction, mais le dérapage esthétique, l’ironie, le dérangement », insistant sur les expressions des personnages, « comme le font les peintres de la place du Tertre à Montmartre. […] Car la peinture n’a rien à voir avec la représentation, elle est là pour autre chose. »

Prenons par exemple les peintures qui habillent le coffret. Elles reflètent parfaitement le questionnement de l’artiste et celui du héros. Sur le premier plat, une double tête, mi-Don Quichotte, mi-Sancho Pança : Don Quichotte est représenté tel Janus, gardien des passages et des croisements, dieu des portes, des clés, des choix, des commencements et des fins. Au dos du coffret, Don Quichotte et son fidèle écuyer sont à cheval, le regard levé vers le ciel, prêt à faire un saut dans le temps à la poursuite de nouvelles chimères. Les deux images sont reliées par un damier, symbole du jeu de l’existence, avec sa part d’ombre et de lumière…

Don Quichotte Diane de Selliers Garouste
Don Quichotte Diane de Selliers Garouste

Dans un interview à Paris Match, un journaliste demande à Garouste ce qu’il souhaiterait transmettre. La réponse est claire : « Des questions ». Car c’est avec la voie du questionnement et de l’étude que l’artiste a réussi à affronter ses terribles angoisses. Et c’est exactement cela qui se joue dans l’œuvre de Garouste : un certain rapport au savoir qui sauve, un art initiatique, une aventure de l’esprit, au même titre que celles du grand Don Quichotte.

P.P.

Sources :

L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Gérard Garouste avec Judith Perrignon, l’Iconoclaste, 2009
Et ainsi le désir me mène, Diane de Selliers, Éditions Diane de Selliers, 2020
Catalogue de l’exposition Garouste, Sophie Duplaix (dir.), Éditions du Centre Pompidou, 2022
Don Quichotte de Cervantès illustré par Gérard Garouste, Éditions Diane de Selliers, « Petite collection », 2022
« Qui est Gérard Garouste », Bernard Blistène, Beaux-arts magazine, septembre 2022
« Mes tempêtes », entretien avec Dany Jucaud, Paris Match, août 2009.