L’Épopée de Gilgamesh photographiée : les œuvres du musée national d’Irak
Qui était Gilgamesh ? Comment a-t-il été représenté ? Diane de Selliers et le photographe Jean-Christophe Ballot sont partis en Irak, au cœur de la Mésopotamie, sur les traces des œuvres représentant le célèbre héros.
De septembre 2021 à avril 2022, le photographe Jean-Christophe Ballot a réalisé autour de L’Épopée de Gilgamesh une œuvre photographique redonnant vie à une centaine de pièces millénaires, conservées principalement dans les départements d’antiquités orientales du musée national d’Irak à Bagdad, mais aussi dans les grandes collections européennes constituées au cours du XIXe siècle : au musée du Louvre à Paris, au British Museum à Londres et au Pergamon Museum à Berlin. À travers cette série de quatre articles, nous vous dévoilons les coulisses de cette aventure artistique et éditoriale en quatre étapes : les recherches préliminaires au Pergamon Museum (épisode 1), les mardis au musée du Louvre (épisode 2), une nuit au British Museum (épisode 3) et enfin l’épopée irakienne de Jean-Christophe Ballot et Diane de Selliers (dernier épisode).
Épisode 4 : LE VOYAGE EN IRAK
En février 2022, Diane de Selliers et Jean-Christophe Ballot sont partis en Irak pour visiter le musée de Bagdad, ainsi que différents sites archéologiques du sud et les marais mésopotamiens. L’occasion de saisir et de photographier, pour mieux les partager, toute l’intensité d’œuvres millénaires.
Nous vous proposons aujourd’hui une immersion dans les coulisses de ce voyage de recherche, grâce au journal de terrain tenu par Diane de Selliers.
Le voyage impossible
Vendredi 11 février 2022
Sur la route entre Bagdad et Babylone, je me remémore en souriant « l’impossibilité » de partir dans ce pays dangereux où la guerre est toujours présente, où guérilla, conflits et risques d’enlèvement rendent les séjours des étrangers très risqués.
Lorsque notre voyage s’est organisé, par petites touches de hasard et de rencontres, des difficultés naissaient à chaque instant : il nous fallait une voiture blindée avec escorte pour sortir de l’ambassade, un itinéraire rigoureux et minuté pour aller dans le Sud, des autorisations du ministère de la Culture validées par l’administration locale pour l’accès à chaque site, tous officiellement fermés. Les coûts et l’organisation prenaient une ampleur qui compromettait sérieusement le voyage.
C’est alors qu’une dépêche de l’AFP nous apprit qu’une équipe archéologique française avait pu recommencer les fouilles dans le Sud, à Larsa. Alors pourquoi pas nous ? Après quelques échanges avec Guillaume Decamme, directeur de l’AFP en Irak, nous sommes confiés aux bons soins d’Ammar Karim, un Irakien correspondant de l’AFP à Bagdad, chaleureux, joyeux, et infiniment compétent. Grâce à lui et à ses palabres efficaces, nous passons les checkpoints qui jalonnent notre route, après avoir obtenu les autorisations officielles pour accéder aux sites dans le Sud, une voiture, un chauffeur. Et nous voilà partis à Bagdad.
Nous rencontrons dès notre arrivée le Docteur Laith Hussein, Directeur du Conseil d’État irakien des antiquités et du patrimoine, qui nous promet les autorisations nécessaires pour photographier les œuvres du musée Iraqi Bagdad à notre retour du Croissant fertile. Autorisations… oui, mais pourrons-nous accéder à la célèbre tablette de Gilgamesh qui vient de rentrer des États-Unis ? Pourrons-nous sortir les statuettes des vitrines afin que Jean-Christophe puisse composer ses photos ? Malgré notre insistance, nous n’arrivons pas à avoir de réponses claires à ces questions.
Babylone, le samedi 12 février 2022
Jean-Christophe photographie les remparts de Babylone. Nous avons passé deux heures ce matin au palais de Saddam Hussein qui domine la cité, palais saccagé et ouvert à tout vent, offrant une superbe vue sur l’Euphrate et la cité ancienne. Dans Babylone, Jean-Christophe photographie les murs de briques, les animaux emblématiques encore bien présents sur la porte de la déesse Ishtar – sans ses couleurs d’origine hélas ! –, le labyrinthe qui suggère l’organisation spatiale des maisons anciennes. Puis nous allons à Borsippa, près de Babylone, où les vestiges de la ziggourat[1] s’élèvent vers le ciel. Demain nous partons pour le site archéologique d’Ourouk, la « première ville » à avoir atteint le stade urbain, dans la seconde moitié du IVe millénaire av. J.-C, sur laquelle Gilgamesh aurait régné pendant 126 ans.
[1]. Temple en forme de pyramide à étages (revoir définition, la ziggourat abrite un temple, mais était avant tout une construction imposante et haute, créée en briques, pour symboliser la puissance des cités-états).
Sur les pas de Gilgamesh
Ourouk, le dimanche 13 février 2022
Debout au milieu de débris de poterie et de cartouches d’écriture cunéiforme, vestiges émouvants des tombes antiques, je regarde Jean-Christophe prendre une nouvelle photo de la ziggourat d’Ourouk. Voilà plus trois heures que nous tournons autour de ce haut monument de briques, que les rois édifiaient dans chaque cité-état il y a plus de 4 000 ans. Il nous en reste la majestueuse présence et l’imposante puissance, malgré l’érosion et l’implacable avancée du temps.
Un peu plus loin, je suis prise d’une nouvelle émotion quand nous approchons des remparts de la ville. Les larges briques, à la tranche recouverte de lapis-lazulis au bleu éclatant, sont aujourd’hui très effritées. Elles nous rappellent la splendeur d’antan, celle du roi sumérien Gilgamesh qui voulut accéder à l’immortalité, 2 650 ans avant notre ère, gravant la mémoire de son règne sur des tablettes d’argile. Son ombre plane sur les vestiges de la ville, dont les murs attestent encore de sa majesté.
Our, le lundi 14 février 2022
Sur le site d’Our magnifiquement restauré, la ziggourat se dresse, imposante avec son long escalier de briques qui s’élève vers le ciel. La lumière du matin accentue l’architecture magistrale du bâtiment et la puissance de ses murs inclinés. Jean-Christophe est concentré. Il saisit les points de force, dialogue avec la lumière et les aspérités de la pierre pour mieux la révéler. Après les premières photos qui fixent la ziggourat dans son environnement, il commence à en faire le tour – « de gauche à droite s’impose » me dit-il à chaque fois. Trois bonnes heures lui sont nécessaires pour la photographier sous tous les angles. Lorsque nous revenons à notre point de départ, la lumière a changé… l’occasion de nouvelles prises de vues qui donneront à l’édifice une tout autre majesté. Un thé bien mérité dans un bar de Nassiriya nous repose de cette matinée éblouissante et dense.
Marais de Nassiriya, le mardi 15 février 2022
Assis sur des tapis colorés, au fond de la longue barque très fine, nous glissons au ras de l’eau vers le cœur des marais. Nous sommes seuls. Les bruits du moteur et de l’eau viennent égayer notre parfaite quiétude. Le Croissant fertile, dans le sud de l’Irak, porte bien son nom. Au milieu des roseaux, la vie fourmille : des mouettes et toutes sortes d’oiseaux volent en grands cercles au-dessus de nos têtes, des échassiers pêchent attentivement, des petits passereaux des marais se balancent en équilibre sur la tige souple des roseaux.
Où que nous posions les yeux, notre regard est happé : le peuple des marais semble vivre un temps immobile, presque comme il y a 4 000 ans. Quelques huttes se découvrent au détour d’un bras d’eau ; des enfants, des vaches, des poules courent sur la rive où des poissons, pêchés au filet, se tortillent sur la paille. Tout nous ramènerait aux temps les plus anciens s’il n’y avait un moteur sur les embarcations, des bidons colorés sur la grève, et des lambeaux de plastiques déchirés par le vent qui recouvrent par endroits les toits.
Au retour, après notre longue et féérique promenade, le soleil qui se couche sur les marais et la lune presque pleine offrent leurs lumières intenses et contrastées. Au ciel orange vif du couchant succède un jeu d’ombres lunaires où la végétation se détache sur le ciel. Les vaches noires immergées jusqu’au museau ressemblent à de gros ragondins vaguant entre les roseaux. Le batelier a éteint son moteur depuis longtemps, nous glissons grâce à sa longue perche qu’il enfonce lentement dans la vase.
Alors qu’il cherchait auprès d’Outa-Napishtim le secret de l’immortalité, aux confins du monde, Gilgamesh voulut trouver la plante du renouveau. L’aïeul l’envoya la chercher dans la mer, à la limite des marais au confluent du Tigre et de l’Euphrate. Nous l’accompagnons en pensée…
Demain, nous rentrons à Bagdad.
Enkidou prend vie
Bagdad, mercredi 16 février 2022
Le suspense concernant les prises de vues au musée a duré jusqu’à ce matin : nous ne savions pas si nous aurions la liberté de photographier plus que les trois œuvres demandées, ni si nous pourrions sortir les objets des vitrines… Au moment d’entrer dans le musée, nous avons l’heureuse surprise de croiser le Docteur Laith Hussein, seule personne habilitée à nous délivrer les autorisations nécessaires. Nous allons le saluer, il semblerait que l’on puisse accéder aux vitrines et prendre les photos désirées. Cette autorisation verbale n’étant pas suffisante, nous devons nous armer de patience : la matinée se passe à attendre les papiers officiels ainsi que les personnes habilitées à sortir les objets. Le musée ferme à 13 heures, en tirant un peu sur les horaires, Jean-Christophe arrivera heureusement à prendre deux photos. Victoire !
Bagdad, mercredi 17 février 2022
Nous sommes arrivés à 09 h 05 au musée, bien en avance pour pouvoir commencer immédiatement les photos. Coup de théâtre ! Alors que l’on vient de passer les contrôles, le ministre de la Culture surgit avec le Docteur Hussein et demande à Jean-Christophe de le prendre en photo. Une véritable séance s’organise dans les salles les plus prestigieuses, avec le Ministre, le Docteur Hussein et moi, entourés de toutes les merveilles archéologiques. Les prises de vues se poursuivent à l’extérieur, avec d’autres invités mystérieusement apparus à ce moment-là. Jean-Christophe se prête avec le sourire à son rôle de photographe officiel.
À 10 heures, nous pouvons enfin commencer à travailler dans le musée, à 10 h 14 la statue d’Enkidou modelée 5 000 ans auparavant est sortie de la vitrine et posée sur un support. Jean-Christophe compose alors son image dans un studio de tissu noir improvisé sur une table au cœur du musée.
Jean-Christophe sait intimement l’expression, le regard, la dynamique qu’il veut donner chaque œuvre. Il saisit les points de force, les élans, la lumière qui émane d’une statue, la met en mouvement. Sur son fond noir légèrement transparent, entre un projecteur qui l’éclaire à contre-jour et la petite lumière qui illumine son profil, Enkidou prend vie.
Pendant ce temps, avec Wafaa Hassan, cheffe du département des restitutions du musée, je passe en revue les œuvres que nous avons déjà étudiées avec nos chercheurs au Louvre, au British Museum et au musée Pergamon à Berlin, elle en commente l’une ou l’autre, s’extasie souvent.
Il est 13 h 40, nous terminons les prises de vues que nous avions programmées, juste à temps pour partir à l’aéroport et prendre l’avion qui nous arrache hélas ! à ces merveilles, à Gilgamesh et à l’Irak.
Diane de Selliers, carnet de voyage en Irak