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Série : les couples de l’art moderne

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11 octobre 2019

Le 9 mai 1929, Anna-Eva Bergman, jeune artiste norvégienne rencontre le peintre allemand Hans Hartung à Paris où elle est installée depuis un mois. Ils ont respectivement 20 et 25 ans, c’est le coup de foudre, ils se marient quatre mois plus tard.

Véritable traversée politique et artistique du xxe siècle, leur longue et tumultueuse histoire d’amour est rythmée par l’alternance de périodes heureuses et misérables, de déchirures et de retrouvailles, de drames intimes et de succès internationaux, tout cela sur fond de montée du fascisme européen et de Seconde Guerre mondiale. Mais pour le meilleur et pour le pire, dès le 9 mai 1929, leurs destins artistiques et amoureux sont liés à jamais.

L’apprentissage ou l’âge d’or

Juste après leur mariage, le jeune couple s’installe en Allemagne chez le docteur Hartung, père de Hans. Ils travaillent dur, commencent à exposer en duo et, avec l’argent gagné, se louent plusieurs années de suite une villa sur la riviera française pour passer l’hiver. Mais le contexte politique allemand devient de plus en plus difficile pour les artistes et la mort du docteur Hartung en 1932 signe la fin de l’insouciance.

Ils emménagent chez la mère d’Anna-Eva à Paris, où Hans, très affecté par la mort de son père sombre dans la dépression. Ils décident de partir pour l’Espagne où la vie est moins chère. Fin 1932, ils arrivent à Minorque où ils retrouvent entrain et joie de vivre. Grâce à la petite rente laissée par le père de Hans, ils se font construire une maison selon leurs propres plans et s’adonnent à leur activité favorite : la peinture. Leurs recherches sur la section d’or – divine proportion inventée par les peintres classiques italiens, au cœur des préoccupations des cubistes et des futuristes – alimentent leurs longues conversations quotidiennes, parmi d’autres considérations plus pratiques comme la préparation des fonds et des couleurs, qu’ils font eux-mêmes, à l’ancienne. C’est ici qu’Anna-Eva Bergman mène ses premières expériences sur le plan et la surface. Hartung, lui, écarte rapidement ces questions théoriques qu’il vit comme des contraintes.

Cependant, la politique leur laisse peu de répit : en 1933, Hitler est nommé chancelier puis s’arroge les pleins pouvoirs. Artistes, intellectuels, juifs et progressistes ne sont plus les bienvenus et les deux jeunes artistes ne peuvent plus toucher la maigre rente du docteur Hartung. Par ailleurs, le contexte politique espagnol est devenu très tendu et les deux jeunes allemands excentriques, soupçonnés par les républicains de Minorque d’être des espions à la solde des nazis, sont mis sous surveillance.

Fin 1934, les Hartung quittent Minorque, la mort dans l’âme, à l’occasion d’une exposition de leurs œuvres à Oslo. Ils ne le savent pas encore, mais ils n’y reviendront pas : la maison sera utilisée pendant la guerre civile par les garde-côtes de Franco et dépouillée de tout ce qu’elle contenait de meubles et de peintures. Le souvenir de cette maison restera longtemps associée pour eux à un âge d’or à la fois artistique et amoureux, une période féconde au cours de laquelle l’argent, la maladie et la lassitude n’étaient pas encore devenus des problèmes.

Les années d’errance et de misère

L’exposition d’Oslo est finalement annulée et Hans et Ann-Eva se retrouvent sans ressources à Paris. Dans l’espoir de récupérer leur rente, ils partent à Berlin, où ils vivent dans la misère. Anna-Eva gère les problèmes matériels, se démène pour tenir le ménage, part à Stockholm pour tenter de récupérer de l’argent auprès de son père et gagne avec des travaux d’illustratrice de quoi laisser à Hans le temps de se consacrer à son art. Mais la maladie la rattrape. Sujette depuis ses 18 ans à de graves problèmes de vésicules biliaires, elle doit être hospitalisée à Berlin, tandis qu’Hans est arrêté et interrogé par la Gestapo en raison de ses contacts avec juifs et communistes. À peine un an après leur arrivée, ils quittent l’Allemagne.

Ils retournent à Paris, où ils fréquentent les Abstraits, petit groupe de peintres réunis autour de Kandinsky et de Mondrian, rassemblant entre autres Magnelli, Mirò ou Calder. Mais ils ne vendent toujours rien, n’ont bientôt plus les moyens de se procurer de quoi dessiner, les malaises nerveux d’Hans reviennent, tandis qu’Anna-Eva rechute. Elle alterne hospitalisation à Berlin, convalescence dans le Sud de la France et séjours à Paris avec son mari. Lorsqu’ils sont séparés ils s’écrivent quotidiennement et rêvent de retrouver leur paradis perdu de Minorque.

Fin janvier 1937, en convalescence sur la riviera italienne avec sa mère, Anna-Eva se plaint dans ses lettres du silence et de l’absence de visite de Hans. Le 13 avril, elle reçoit une longue missive lui reprochant sa tristesse et sa maladie qui rendent la vie si difficile à ses côtés. Il voudrait qu’elle retrouve la santé et la joie de vivre de leurs débuts. De son côté, il compte se consacrer de plus en plus à son art, seule clé pour le succès. Elle lui répond le lendemain par une lettre de rupture. Mi-septembre, Anna-Eva est à nouveau malade, à nouveau hospitalisée, à nouveau à Berlin, d’où elle engage la procédure de divorce. Ils ne se reverront plus pendant quinze ans.

La vie en solitaire

Début 1938, Anna-Eva rentre à Oslo, sa ville d’origine. Coupée de tout milieu artistique, elle renonce à la peinture, mais devient une illustratrice très recherchée travaillant dans un style résolument figuratif pour diverses revues et maisons d’édition. Elle sort enfin de l’anonymat et accède à une certaine aisance financière. Mais cette période n’est pas stérile sur le plan artistique non plus : elle fait une rencontre déterminante, celle de l’architecte octogénaire Christian Lange. Spécialisé dans la restauration des monuments historiques, il se passionne pour la section d’or, très utilisée selon lui dans la conception des cathédrales gothiques. Il l’initie également aux techniques des métaux nobles utilisés par les bâtisseurs du Moyen Âge : feuilles d’or, d’argent, de plomb, de bismuth. Avec lui, elle replonge ainsi dans l’étude et recommence, à partir de 1941, à tenir ses carnets de recherche, aujourd’hui sources de première importance pour comprendre son projet artistique. Elle se marie en 1944 avec Frihjof Lange, fils de Christian.

Pendant ce temps, Hans mène une vie totalement rocambolesque et renonce lui aussi un temps à la peinture. Il s’est remarié avec Roberta Gonzalez, fille du sculpteur Julio Gonzalez qui l’a accueilli dans son atelier. Au début de la guerre, il s’enrôle dans la Légion étrangère contre son propre pays et est envoyé en Afrique du Nord. Démobilisé après l’Armistice, il passe en Espagne avec sa famille lorsque la zone libre est envahie. Il est alors arrêté et emprisonné par les Franquistes. Dès sa libération, il s’engage à nouveau dans la Légion comme brancardier. Blessé, il doit être amputé d’une jambe. De retour à Paris en 1945, il est naturalisé Français puis décoré. C’est alors qu’il recommence à peindre, soutenu par son ami Calder. Les années suivantes, il participe à plusieurs expositions, sans toutefois pouvoir vivre de son art. On parle alors d’abstraction lyrique pour désigner sa peinture véhémente et ses grandes lignes de traits impétueux. Son style s’impose.

Hans Hartung, "P1960-112", pastel sur papier, 48,5 x 72 cm

À l’automne 1946 se produit un événement capital : lors d’un séjour à Paris, la mère d’Anne-Eva revoit Hans. Elle rentre à Oslo avec des nouvelles de l’artiste, ainsi qu’une série de dessins et d’aquarelles d’Anna-Eva, souvenirs de leur vie commune qu’Hans avait conservés jusque-là.

Anna-Eva est bouleversée : elle abandonne l’illustration, reprend ses pinceaux, se rapproche progressivement de l’abstraction et ne pense plus qu’à divorcer pour rejoindre Hans à Paris. Vies amoureuse et artistique sont encore une fois totalement liées. En 1949, elle se jette à l’eau et ose enfin lui écrire : « Ça a eu sur moi l’effet d’une explosion. Je revoyais mes vieilles choses après tant d’années et je voyais ce que je faisais à présent. Je ne peux pas te décrire tout ce que j’ai pensé et compris à ce moment-là. » C’est le début d’une correspondance qui dure encore trois ans avant les retrouvailles physiques.

En attendant, elle commence à exposer en Suède et en Norvège et envoie des photographies de ses peintures à Hans et au galeriste Will Grohman à Berlin. Au cours de l’été 1950, elle fait une expérience cruciale pour le développement de son œuvre ultérieure : un voyage en bateau le long de la côte norvégienne, au cours duquel elle visite les îles Lofoten, le Finnmark et les villes principales de la Norvège du Nord. Elle travaille à son retour à partir des impressions qu’elle a gardées de son périple et des paysages de roches de granit, dont la structure se fond dans sa recherche d’abstraction. Son style s’affermit de cette sorte de « retour à la nature ». Les tableaux de la série « Fragments d’une île en Norvège » sont une transition capitale vers l’œuvre de sa maturité.

Fin 1951, Pierre Soulages, très proche d’Hartung, l’encourage dans une longue lettre à poursuivre dans cette nouvelle voie et à sortir de son isolement scandinave pour ne pas être coupée du milieu artistique en pleine effervescence.

Retrouvailles et succès

Le vieux Christian Lange meurt en janvier 1952 : le dernier fil qui retient Anna-Eva à la Norvège est rompu. Quelques jours après son arrivée à Paris, elle retrouve Hans « par hasard » à une exposition du Musée d’Art moderne. Dès lors, ils ne se quittent plus.

Commence une période heureuse et artistiquement très féconde : ils exposent de plus en plus, la reconnaissance et l’argent arrivent enfin. Anna-Eva s’inspire de la lumière de Norvège du Nord, qui la « met en extase » écrit-elle. Elle s’affirme avec de grands tableaux aux formes massives et simplifiés, utilisant les feuilles d’argent ou d’or pour fomenter des compostions de lumière et bleu nocturnes, qui renvoient au cosmos, à la lune ou à des pierres tombales.

Anna-Eva Bergman, N°37-1961 Astre, 1961, tempera et feuille de métal sur toile, 73 x 54 cm

En 1955, elle produit ses deux premières expositions personnelles, tandis qu’Hartung devient une figure centrale de l’avant-garde française en Europe. En 1957, ils se remarient à la mairie du 14e arrondissement.

Une décennie plus tard, en 1968, 36 ans après leur première maison à Minorque, ils se font à nouveau construire une villa dessinée par leurs soins, près d’Antibes. C’est l’austérité luxueuse : ils sortent peu et exposent beaucoup. Anna-Eva se méfie du milieu artistique et des vernissages où elle sait qu’on raconte qu’elle expose uniquement parce qu’elle est la femme de Hans. Mais elle ne doute pas de son art ni de l’estime que lui porte son mari et préfère s’isoler pour travailler face à la mer et l’horizon : « Il y a un motif qui se présente fréquemment à moi dans ma peinture et que j’ai du mal à refouler, c’est l’horizon. L’horizon signifie pour moi l’éternité, l’infini, le par-delà du connu où l’on passe à l’inconnu. ». Elle meurt le 24 juillet 1987, Hans la rejoint le 7 décembre 1989. Leurs cendres sont dispersées dans la Méditerranée et leur histoire se poursuit à l’horizon, là où le bleu et la lumière se confondent.

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