Le Pont du Rialto
Cœur de la cité marchande
« QUELLES NOUVELLES sur le Rialto ? » lance Shylock dès la scène III de l’acte I dans Le Marchand de Venise. « Dans le lieu même où s’assemblent les marchands », les négociants de Venise s’enquièrent du cours de la laine à Londres, du taux des épices à Tripoli ainsi que des naufrages des caraques sous les ouragans du Nouveau Monde. En 1501, sur ce même pont du Rialto, le patricien Girolamo Priuli apprend, consterné, le contournement de l’Afrique par les caravelles du Portugal menaçant de détourner de Venise les chargements de poivre indien. Au tournant du XVe et du XVIe siècle, le Rialto, chargé d’échoppes qui rivalisent d’attraits pour les négociants d’Europe, est la caisse de résonance des nouvelles du globe.
Shakespeare se contente souvent de l’évocation d’un seul nom pour susciter dans l’imagination de ses auditeurs une cité, un lieu, une civilisation : le Capitole pour la Rome de son Jules César, les pyramides dans Antoine et Cléopâtre, le Rialto pour Venise. Le pont actuel, en pierre, fut élevé par l’architecte Antonio da Ponte en 1591. Il chevauche la courbe la plus profonde du Grand Canal qui fut l’antique fleuve Businiacus. En pleine Renaissance tardive, entre ses rives désormais bordées de palais, son arc de pierre est achevé cinq années avant la première du Marchand de Venise. Il relie la rive gauche, celle de Saint-Marc, dite par les Vénitiens de citra «de ce côté-ci » à la rive droite dite de ultra « de ce côté-là », qui aboutit à la halle aux poissons.
Carpaccio peint le vieux pont en bois du Rialto en 1496, avec ses boutiques et son pont-levis qui laissait passer les bateaux aux hauts mats.
En 1444, la foule y est si dense pour regarder passer sur l’eau le cortège nuptial d’un duc de Ferrare ayant épouse une patricienne de Venise que la structure vermoulue du pont s’effondre dans le Grand Canal. La Seigneurie en ordonne la reconstruction à l’identique et c’est ce second pont de bois que représente Carpaccio. Jacopo de’ Barbari le grave en 1500 pour l’Europe entière.
Ce deuxième pont s’écroule à son tour en 1524 avant d’être relevé sur ses pilotis, toujours en bois, en attendant son remplacement par la pierre en 1591. Jusqu’au XIXe siècle, le Rialto reste le seul pont permettant d’enjamber le Grand Canal, de passer à pied sec du « quai du charbon » ou Fondamenta del Carbon (de citra) au « quai du vin » ou Fondamenta del Vin (de ultra), par-dessus les barques de déchargement.
Pourtant, en 1500, la Seigneurie a déjà remplacé par de solides ponts de pierre en dos d’âne les multiples passerelles de bois jetées sur les petits rii. Un « canal » vénitien est un rio à l’exception des trois majeurs : le Canal Grande de part en part de la cité, le Canale di Cannareggio qui traverse le quartier du même nom vers le nord-ouest, et le Canale della Giudecca qui s’ouvre au sud. En 1496, la Seigneurie fait également compléter par son grand architecte Mauro Codussi la triomphante porte de l’Horloge reliant la place Saint-Marc à la longue rue serpentant entre les boutiques des Mercerie (« marchandises ») pour déboucher bientôt sur le Rialto. Cette artère commerciale de la cité relie le double cœur de Venise : la place Saint-Marc, cœur du pouvoir, et le Rialto, cœur des affaires.
Un échafaudage ne suffit cependant plus à la majesté de Venise pour accueillir son négoce mondial.
Discuté dès 1503, retardé jusqu’en 1551, le projet d’un pont en pierre pour remplacer la structure gothique est proposé en concours. Les plus éminents architectes de la cité dessinent alors le Rialto de leurs rêves dans le goût marmoréen de la haute Renaissance.
Aux fantaisies néo-classiques, la Seigneurie préfère, transcrite en pierre blanche, la vieille formule, proposée par Antonio da Ponte, de l’arche unique bordée le long des deux rambardes par des rangées de boutiques louées aux marchands par l’État. C’est pourquoi le vétuste pont de bois de Carpaccio demeure reconnaissable aujourd’hui : la Seigneurie en a remplacé la structure, a construit d’autres bâtiments sur les rives, mais la disposition tout autour du coude du Grand Canal demeure la même.
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