En partenariat avec l’Institut Diane de Selliers, nous vous proposons un cycle de trois articles autour du tournant moderniste de la peinture américaine au début du XXsiècle.

On a longtemps considéré que l’histoire de l’art moderne américain commençait en 1947 avec le dripping de Jackson Pollock. La période précédente est largement méconnue en France, à quelques notables exceptions près, comme Edward Hopper ou Georgia O’Keeffe. 

Ces artistes américains d’avant 1945 n’ont pas fait école, au sens de l’impressionnisme, ou du cubisme. Leur recherche formelle, adossée à un souci de réalisme, prend au contraire de multiples directions. Ils présentent en revanche tous une volonté commune : s’affranchir d’une influence européenne trop directe et tenter de dessiner une voie spécifiquement américaine. Ce sont les premiers modernistes américains.

Chapitre 1 : De limpressionnisme au réalisme, le rôle de lAshcan School ou « École de la poubelle »

Peinture moderniste americaine Diane de Selliers
George Luks, Street Scene, 1905

The Eight et le réalisme urbain

Le 3 février 1908, la galerie Macbeth sur la Cinquième Avenue ouvre une exposition présentant 8 artistes, réunis sous le nom The Eight. Les artistes y prennent leurs distances avec un art jugé académique et trop calqué sur l’impressionnisme européen. Alors qu’elle ne dure que deux semaines, l’exposition rencontre un immense succès auprès du public new-yorkais et marque un moment décisif dans l’histoire des avant-gardes artistiques américaines.

Le groupe des 8, The Eight, est associé à l’Ashcan School, littéralement « École de la poubelle ». En effet, cinq artistes – Robert Henri, John Sloan, William J. Glackens, George Luks et Everett Shinn – sur les huit représentés se réclament d’un réalisme urbain qui constitue l’essence de ce mouvement. Leur peinture se caractérise par des représentations de scènes urbaines, inspirées de la vie quotidienne. Ils peignent les transformations exponentielles qui affectent les grandes métropoles américaines : l’industrialisation massive, l’arrivée de l’électricité, les débuts de la consommation de masse, les loisirs populaires, mais aussi la pauvreté, le travail à la chaîne, la solitude et parfois même le caractère sordide de la vie dans les grandes villes… d’où ce nom d’École de la poubelle qui leur fut attribué a posteriori.

Peinture moderniste americaine diane de selliers
John Sloan, Sunset, West Twenty-third Street (23rd Street, Roofs, Sunset), 1906

Ce mouvement artistique marque un moment de transition crucial entre les valeurs artistiques du XIXe siècle et celles du modernisme. Mais revenons un peu en arrière pour comprendre l’origine de ce mouvement d’avant-garde…

Robert Henri, mentor du modernisme américain

Robert Henri (1865-1929) entre à l’Académie des Beaux-arts de Pennsylvanie en 1886 alors que Thomas Eakins, professeur charismatique et précurseur du réalisme, en sort. Un de ses enseignants est un certain Thomas Anshutz, qui a réalisé son œuvre la plus remarquable quelques années avant l’arrivée de Henri, La Pause de midi des métallurgistes, en 1880. C’est la première fois qu’un sujet industriel est aussi somptueusement traité dans l’art américain. Robert Henri se revendique comme l’héritier de ces deux professeurs.

Dépourvu de formation académique et œuvrant à l’écart des circuits culturels, l’artiste dit « brut » se doit en effet d’inventer « en puisant tout dans son propre fond 4 », pour reprendre les termes de Dubuffet. Or, rien d’étonnant à ce que l’on trouve dans ce « fond » les éléments du féerique et du merveilleux, puisqu’ils sont universellement partagés et non réservés à quelque élite cultivée. Mais quand l’artiste « brut » fait résonner la féerie du conte avec le merveilleux de son univers, là encore il invente. Ainsi, nous ne trouverons pas de sages illustrations de contes de fées dans le champ de l’art brut, mais bien plutôt des réinventions brutes, chaque fois singulières, du matériau féerique.

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Thomas Anshutz, The Ironworkers Noontime, 1880

Après quelques années en Pennsylvanie, Henri part pour Paris où il entre à l’Académie Julian. Il s’intéresse à Claude Monet et découvre les romans naturalistes de Zola. De retour aux États-Unis, il s’installe à Philadelphie. À partir de 1891, il commence à enseigner à la Philadelphia School of Design for Women.

Il y rencontre un groupe de jeunes gens – John Sloan, James Glackens, George Luks et Everett Shinn – qui travaillent comme illustrateurs pour différents journaux de la ville. Les dessinateurs de presse étaient chargés d’illustrer les informations données par le journal. Ils étaient censés réaliser leurs croquis sur le lieu même de l’événement, ce qui les obligeait à travailler avec beaucoup d’aisance et de rapidité. Cette contrainte les rendait attentifs aux moindres éléments du quotidien. Robert Henri, fasciné par leur manière de faire, les encourage à peindre des œuvres plus ambitieuses. La première génération d’artistes de l’école Ashcan vient de se former.

Peinture moderniste americaine diane de selliers
Robert Henri, Snow in New-York, 1902
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Robert Henri, Johnnie Patton, 1924

En 1902, Robert Henri s’installe à New-York. Ses amis de Philadelphie le suivent et il devient un maître charismatique à la New-York School of Art. Il contribue à former entre autres les peintres Edward Hopper, Rockwell Kent, George Bellows ou Stuart Davis, qui constitueront la deuxième génération d’artistes – plus ou moins revendiqués – de l’école Ashcan. George Bellows en particulier se distingue par ses réalisations picturales ambitieuses, son sens de la composition et sa peinture particulièrement expressive au service de l’exploration des marges urbaines, des faits divers et de la culture populaire.

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George Bellows, Dempsey and Firpo, 1924

L’Armory Show, le grand tournant

En 1911, trois peintres américains, très influencés par les avant-gardes européennes, décident de former l’Association of American Painters and Sculptors. Rapidement rejoints par le groupe d’artistes réunis autour de Robert Henri, ils créent officiellement cette association le 19 décembre 1911 avec pour objectif d’organiser des expositions d’art contemporain et de contourner les règlements trop restrictifs de la National Academy of Design.

Grâce à l’appui financier de deux femmes mécènes, Gertrude Vanderbilt Whitney et Mabel Dodge Luhan, le projet d’exposition Armory Show voit le jour. La plupart des artistes européens contactés par les organisateurs manifestent leur enthousiasme. Parmi eux, Picasso, Duchamp, Delaunay ou Braque. Dans un deuxième temps, l’association contacte des artistes américains.

Le vernissage a lieu le 17 février 1913. L’exposition présente au public 1 250 œuvres de 300 artistes avant-gardistes européens et américains. Des milliers d’Américains découvrent avec stupéfaction les artistes d’avant-garde européens, notamment des représentants du cubisme français. Certains crient au sacrilège, d’autres au génie. C’est un véritable tournant dans l’histoire de l’art américain. Dans le sillage de l’Armory Show, de nombreuses galeries d’art européen sont créées et, quelques années plus tard, en 1929, le MoMA (Museum of Modern Art) est inauguré autour d’une impressionnante collection d’art moderne européen.

peinture moderniste americaine diane de selliers
Armory Show, New-York, 1913

À la suite de ce big show, les peintres de l’Ashcan school, pourtant principaux organisateurs de l’événement, sont instantanément relégués aux oubliettes de l’histoire de l’art. Face à celle des avant-gardes européennes, leur peinture est injustement perçue comme démodée. Pourtant ces artistes sont les premiers à avoir su considérer pour elles-mêmes les conditions de la vie urbaine, spécifiques aux grandes villes de l’Est du pays. En attirant l’attention sur le style de vie qui définit les États-Unis, ils ont ouvert la voie à un art proprement américain.

À suivre… car s’il faut désigner un acteur qui œuvra de manière décisive pour inscrire l’art américain dans la modernité contemporaine, nommons Alfred Stieglitz qui ouvre en 1905 la galerie 291…